Guide des égarés

Guide des égarés

Wednesday, April 9, 2025 Heart

C'est pour vous Jean d'Ormesson.

Il arrive, plus souvent qu'on ne croit, que l'on s'égare.

Non pas seulement dans les rues tortueuses d'une vieille ville où le passé s'attarde sous les platanes; ni seulement au fond d'une bibliothèque où mille vies nous tendent la main depuis des siècles. Non. Je parle d'un autre égarement, plus subtil, plus charmant peut-être: celui de l'âme, lorsqu'elle oublie un instant où elle allait, et pourquoi.

À tous ceux qui ont déjà perdu leur chemin en pleine lumière; à ceux qui se sont réveillés un matin avec au cœur une inexplicable nostalgie du futur; à ceux qui, comme moi, cherchent moins des réponses que le plaisir de continuer à poser des questions, ce petit guide est destiné.

Il ne vous indiquera pas où aller — il y a tant de cartes, de GPS et de routes toutes tracées pour cela. Il vous racontera simplement que l'égarement est une merveilleuse façon d'habiter le monde. Et que parfois, le plus sûr moyen d’arriver quelque part... est d’accepter de ne pas savoir où l’on va.

Première escale: Perdre la carte, retrouver la mer

Il y a des jours où l’on s'accroche aux cartes comme à des bouées: tout y est tracé, balisé, sécurisé. À l’Est, la réussite; au Sud, l’amour; au Nord, les gloires passées; et à l’Ouest, le doux abandon des regrets. On avance d’étape en étape, fier d’avoir tout prévu. Et puis, sans prévenir, la carte s'efface.

Un vent léger — parfois un simple regard, une phrase oubliée, un souvenir revenu sans y être invité — emporte les repères soigneusement dessinés. On se retrouve alors sans boussole, sans programme, les pieds dans le sable d’une plage inconnue, et les yeux tournés vers une mer immense.

Certains paniquent: sans carte, que devient la route? Où est le port, où est l'arrivée? D'autres, au contraire, éprouvent un frisson de liberté inouïe: la mer ne promet rien, mais elle offre tout. Les vagues ne mènent nulle part... sauf peut-être à soi-même.

Dans le vaste désordre des flots, il n'y a plus de mauvais chemins: il n'y a que des départs. Et c’est là, précisément là, que commence l’aventure.

Oublier la carte. Saluer l'inconnu comme un vieil ami. Se laisser porter, non par l’assurance, mais par l’étonnement.

Car la vraie destination — celle que n'indique aucun guide — est souvent celle que l’on découvre en se perdant.

Deuxième escale: L'art délicat de rater sa vie avec panache

Dans un monde qui dresse, à chaque coin de rue, des palmarès de réussite, il faut un certain courage pour oser rater.

Rater sa carrière, rater ses amours, rater ses ambitions grandioses: c’est un art, une manière d’habiter l’échec comme d'autres habitent les palais. Ce n’est pas fuir — au contraire. C’est regarder ses décombres avec un sourire léger, y planter quelques graines de rêve, et attendre que le vent fasse son œuvre.

La plupart des gens croient que réussir, c’est atteindre un sommet. Ils oublient que l’air y est souvent glacé, et qu’on y est seul. Rater, c’est parfois avoir préféré les chemins de traverse, les retards heureux, les bifurcations imprévues où l’on rencontre des amis, des paysages, et surtout, des raisons d'aimer mieux le monde.

On ne construit pas une belle vie en cochant des cases. On la construit comme on compose une chanson maladroite: avec quelques fausses notes, des silences, des éclats de rire. Avec du désordre et du feu.

Et puis, rater avec panache, ce n’est pas s’excuser: c’est faire de ses erreurs des œuvres d’art. C’est transformer ses hésitations en légende personnelle. C’est porter ses cicatrices comme des bijoux, et ses regrets comme des histoires à raconter au coin d’un feu.

Car au fond, ce que les égarés savent mieux que quiconque, c’est que le sens de la vie n’est pas dans la réussite. Il est dans la danse.

Même boiteuse, même maladroite: dans la danse.

Troisième escale: Comment se perdre sans se plaindre

On croit souvent que se perdre est une tragédie. On imagine des cris, des larmes, des appels désespérés aux étoiles. Mais il est une autre manière, plus discrète, plus élégante, de se perdre: sans plainte, sans tapage, presque avec reconnaissance.

Se perdre sans se plaindre, c’est d’abord accepter l’évidence que nous ne sommes jamais tout à fait maîtres du chemin. À peine avons-nous dessiné une route que la vie, en virtuose de l’imprévu, nous invite à un détour imprévu — parfois si loin de nos attentes que l'on peine à reconnaître notre propre histoire.

Se perdre sans se plaindre, c’est sourire doucement à l’ironie du sort. C’est savoir qu’une déviation peut cacher une clairière, et qu’une impasse peut ouvrir sur une aurore.

C’est aussi comprendre que la plainte fige ce qui aurait pu danser. Plaindre, c’est s’arc-bouter contre le courant, se cogner à tous les rochers de l’existence. Tandis que consentir à l'égarement, c’est devenir un peu rivière soi-même: couler, contourner, traverser sans se briser.

Il ne s'agit pas d'une résignation triste, mais d'une forme de politesse envers la vie: "Ah, tu me voulais ailleurs? Très bien. Montrons-nous dignes de l'aventure."

Et c'est souvent dans ces instants-là — nus, imprévisibles, ouverts — que surgissent les vraies rencontres, les vraies beautés, et parfois, sans que nous l'ayons cherché, la trace d’un sens plus vaste.

Car le miracle, c’est qu’en se perdant, on finit toujours par découvrir quelque chose. Souvent mieux que ce qu’on cherchait.

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